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« Bandh, sir. »

L’hôtesse de l’Indian Airlines fixa Mike d’un air désolé. Tous les vols intérieurs étaient suspendus. Des milliers de voyageurs exaspérés couraient d’un comptoir à l’autre de l’aéroport de Santa Cruz. Deux des principaux partis d’opposition, le NICP (nouveau parti communiste indien) et le Janata (parti du peuple) avaient décrété la grève générale  – bandh  – pour une durée illimitée.

L’hôtesse ne savait pas si les liaisons seraient rétablies au cours de la nuit, le lendemain matin ou dans plusieurs jours. La dernière grève générale avait paralysé le pays pendant plus de trois semaines. Il avait fallu que le gouvernement réquisitionne l’armée et ses chars pour briser les piquets les plus résistants. Des émeutes avaient éclaté dans toutes les grandes villes de l’Inde, faisant des milliers de morts et entraînant une forte poussée des extrêmes, gauche et droite, aux élections législatives de 2001.

Mike dut jouer des coudes pour se frayer un chemin jusqu’à Abel, assis sur l’un des innombrables bancs pris d’assaut par les sans-abri qui profitaient de la pagaille pour investir les salles d’attente habituellement inaccessibles. Mike détestait les foules, ces torrents d’humanité qui, gonflés par la stupidité, pouvaient déborder à chaque instant et tout emporter sur leur passage. A plusieurs reprises, l’envie le tarauda de sortir son Beretta et de tirer dans le tas. « Agoraphobie », avait diagnostiqué le psychologue au museau de fouine devant lequel l’avait traîné sa mère. Cette peur viscérale de l’hydre à mille têtes l’avait conduit à déserter le lycée et à se glisser très jeune dans l’univers des ombres. Il avait tué son premier homme à l’âge de dix-sept ans, avec un vieux Colt 1911 acheté une poignée de dollars à un junkie en manque. Un boulot qui lui avait rapporté mille dollars, une petite fortune à l’époque, et qui ne lui avait pas occasionné le moindre remords. Dès lors, il avait embrassé la carrière de tueur à gages, s’appliquant à perfectionner le métier, se forgeant une réputation d’artiste qui avait franchi les frontières et lui avait valu d’être sollicité par des commanditaires des cinq continents.

Il avait croisé la route d’Abel Kromsky au cours d’une mission en Europe. Leur association n’avait pas débuté sous les meilleurs auspices, Abel ayant été chargé par un parrain de la mafia sicilienne d’éliminer un certain Mike O’Shea. Ils avaient joué pendant trois jours au chat et à la souris dans les rues de Prague. Mike avait été séduit par la discrétion et la ténacité d’Abel, Abel avait été impressionné par l’intelligence et la virtuosité de Mike. Ils avaient fini par se donner rendez-vous en terrain neutre, dans une boîte minable de la capitale tchèque. Ils avaient choisi d’unir leurs talents plutôt que de les opposer. Et pour sceller leur accord, ils avaient décidé d’éliminer le mafieux qui avait commandité à Abel l’assassinat de Mike. L’affaire ne leur avait pas rapporté un cent, mais leur avait permis de tremper leur collaboration naissante dans le ciment du danger et du sang.

Mike empoigna le bras du mendiant ensommeillé à côté d’Abel et l’éjecta du banc. Les cris de protestation de l’Indien se perdirent dans le brouhaha.

« Grève générale, souffla Mike en s’asseyant. Aucun vol, durée indéterminée... »

Il sortit le micro-ordinateur de sa poche, l’ouvrit et scruta la carte de l’Inde. Le point bleu clignotait entre les villes de Mysore et de Mangalore, dans la région des Ghats occidentaux. Visiblement, l’homme – ou la femme – équipé de la balise satellitaire s’était arrêté sur la route de Mangalore, une ville portuaire où il – elle – pourrait éventuellement prendre un bateau.

Abel rouvrit les yeux et se pencha à son tour sur le petit écran à plasma.

« Allons-y en bagnole. »

Mike eut une moue sceptique.

« Mille bornes, sur des routes en mauvais état... Même en partant maintenant, on n’y serait pas avant demain en fin d’après-midi. Putain de pays : je pensais qu’on ne faisait plus la grève que dans les livres d’histoire. »

Il laissa errer son regard sur la marée humaine que traversaient des tourbillons chaotiques et hurlants. Les vagues de protestations s’échouaient sur les comptoirs des compagnies aériennes, éclaboussaient les hôtesses recroquevillées sur leurs chaises.

La perspective de passer la nuit au milieu de ce gigantesque naufrage parut à Mike au-dessus de ses forces. Déjà, il ne se sentait pas dans son état normal. Nerfs en pelote, respiration saccadée, frissons, début de nausée. Des symptômes comparables à ceux de la grippe, la fièvre en moins, la pulsion meurtrière en plus. Une dizaine d’années plus tôt, à Athènes, il avait perdu la tête au milieu d’une foule dont il ne parvenait pas à s’extirper. Bilan : une vingtaine de morts et une chasse à l’homme de quarante-huit heures dans le quartier de Plakka. Il était passé au travers des mailles du filet tendu par la police grecque en sautant dans un bateau de pêche et en obligeant l’équipage à le déposer sur l’île de Chios. De là, il avait pu gagner Izmir et sauter dans un avion à destination de Genève.

Il se leva et défroissa sa veste.

« On loue une voiture. En roulant toute la nuit, on a une chance d’arriver à temps à Mangalore. »

Abel acquiesça d’un sourire. Lui se contentait du rôle d’exécutant, et comme tous les exécutants, il ne vivait que pour s’enfiler des seringues d’adrénaline dans les veines.